Qu'est-ce qu'une pratique artistique dont le caractère transgressif ne se réduirait ni à une action solitaire, éphémère et agressive ni à la réitération formelle d'une transgression purement artistique ? Telle est la question que se pose (et que nous pose), à travers ses méditations plastiques et politiques sur la notion d'accident, le jeune artiste et professeur d'architecture français Baptiste Debombourg.
Dans son œuvre, tantôt, Baptiste Debombourg explore les traumas de l'ex-Europe de l'est (en partant vivre en Pologne, en Roumanie, en Hongrie, etc.), tantôt collabore avec des institutions, des cabinets d'architectes ou des espaces privés ou commerciaux. Toute l’œuvre de ce pirate de l'espace public tend alors à résoudre une seule problématique : « Comment l'art peut-il sortir de son cadre officiel (des musées, des centres d'art, des galeries) sans retomber, immédiatement, dans la précarité anonyme de l'art urbain ou, pire encore, dans la docilité esthétisante d'un art officiel n'ayant plus aucune ambition révolutionnaire ? » À cette question qui oppose la fougue d'une pulsion agressive à la pondération d'un besoin de reconnaissance, Baptiste Debombourg, depuis maintenant dix ans qu'il expose, ne nous propose aucune réponse théorique, mais nous invite, plutôt, à venir pratiquer, à sa suite, l'art délicat de l'espionnage et du détournement. Tel un agent double (ou un trickster) connaissant à la perfection les mœurs de ses « ennemis », Baptiste Debombourg est passé maitre dans l'art d'user avec justesse des codes, des manières, et des techniques du monde de l'entreprise. Toutefois, et ce point est d'une importance capitale, cette maitrise, bien loin de faire de lui le jouet d'un marché ou d'une institution (comme c'est le cas, par exemple, pour des artistes comme Jeff Koons ou FriendsWithYou), lui donne plutôt les moyens de faire accepter et financer des projets qui, en sourdine, critiquent, déconstruisent ou donnent à voir l'envers des discours de ceux qui acceptent de les financer.
Dans une installation comme Aérial par exemple (Abbaye de Brauweiler, Allemagne, 2012), installation composée de trois tonnes de verre feuilleté (verre censé protéger ses usagers), Debombourg dut, pour rendre possible son projet, convaincre d'abord l'entreprise produisant ce verre de lui fournir gratuitement et en abondance un tel matériau, puis les curators de l’abbaye de la non dangerosité d'une telle installation pour le public. Et, enfin, après avoir convaincu ses « partenaires » (institutionnels et commerciaux) de l'intérêt et de la faisabilité de son projet (en arguant de la beauté plastique, et en apparence apolitique de son œuvre), il ajouta à l’œuvre qu'il venait de vendre, sa « touche personnelle » – son message crypté.
Ce message, généralement, Debombourg le conçoit et l'élabore sous une forme contextuelle, c'est-à-dire non seulement en référence à un lieu donné, mais aussi aux personnes qui l'habitent ou le visitent (ce qui, notons-le, distingue sa démarche de la démarche situationniste tout autant que de l'esthétique relationnelle telle que la définit Nicolas Bourriaud). C'est ainsi, par exemple, que dans Aérial (mais le même type d'analyse pourrait être fait pour des œuvres comme Ultra, 2014 ou Turbo, 2007), installée dans une abbaye à l'histoire troublée (l'abbaye de Brauweiler fut, en effet, un lieu de culte, puis un lieu de torture et de déportation, et, enfin un lieu d'art et de culture) Debombourg a choisi d'y créer une vague de glace brisée qui, pénétrant avec violence l'espace sacré de l'abbaye, donne à tous ceux qui osent s'y immerger, à voir et à sentir l'envers émotionnel du traumatisme qu’a connu ce lieu.
D'une manière similaire, dans sa série d'œuvres intitulée Tradition of Excellence, Debombourg s'est amusé à déconstruire de manière ironique le discours (défensif) et l'image (bien souvent trop lisse) qui accompagne la vente d'armes à feu. S'étant donné comme point de départ de sa réflexion une série de dessins industriels de pistolets, sa ruse poétique a consisté à les transformer en de véritables plans d'architecture d'intérieur. Il a ainsi substitué aux dessins de balles des dessins de lits, au mécanisme de mise à feu, une cuisine ou une salle de bain, et au canon, l'espace longiforme d'une église, de sorte à ce que puissent devenir apparentes, sous le vernis d'une certaine esthétique, les contradictions qui hantent l'âme de ceux qui s'enrichissent et croient protéger leurs familles en envoyant à la mort des milliers d'inconnus (notons-le : c'est un marchand d'arme qui acheta le dessin le plus onéreux de cette série...).
On l'aura donc compris : Debombourg est un artiste qui ne s'est pas seulement donné pour but d'inscrire sa marque dans l'espace public, mais un artiste qui, en plus de ses velléités critiques, semble aussi s'être donné pour mission d'obtenir de la part des structures symboliques qu'il critique (État, marché, institutions, etc.), la reconnaissance qu'en principe elles devraient lui refuser – mais qu'elles commencent, pourtant, à force d'insistance, à lui donner. Ce qui est bien mérité.
Agent double de l'art
Frédéric-Charles Baitinger
Texte publié dans Graffiti Art Magazine n.24, janv-déc-mars 2015
Frédéric-Charles Baitinger est critique d’art indépendant pour la revue Artension, la revue Art Absolument et Graffiti Art Magazine, il est actuellement doctorant en littérature française, au Graduate Center, CUNY de New York et en train de finaliser la publication de son premier article scientifique sur l’oeuvre de Georges Bataille pour le revue Humoresque.