« D’un mot : avant qu’elle ne se voue à l’emploi des signes l’existence humaine faisait corps avec une réalité encore indéfaite, rien que vécue, sans recul. En s’établissant au sein de cette première expérience, toute d’immédiateté, d’unité, le signe verbal, qui se fait désignation d’une chose, extrait celle-ci de cette unité originelle, la montre, et c’est là subordonner la réalité ambiante à une appréhension de type nouveau, qui la rabat sur ce qu’on peut dire son apparence. On voit davantage avec seulement les yeux ce que le signe désigne. Des aspects, de simples aspects passent au premier plan du regard, et restructurent ainsi la perception du donné du monde. Un horizon, surtout visuel, se substitue l’enveloppement antérieur. Reste pourtant que les choses et les êtres demeurent là des présences, avec lesquelles fait corps la présence à soi du nouvel être parlant. Ces premiers signes étant ce que nous dirions des noms propres, c’est encore avec des présences, désormais dressées dans leur apparence mais gardées vives - l’arbre, se découpant sur le ciel -, que le détenteur de cet instrument en devenir, le langage, négocie sa place dans le flux incessant des actions et des réactions. Il trie parmi elles celles qui peuvent l’aider, le servir, et celles qu’il faut qu’il redoute. Il excave, si je puis dire, un monde ainsi tout à fait le sien de la masse indistincte de son milieu d’existence. Cette excavation refaçonne sa vie, se fait pour lui ce qu’il ne peut qu’éprouver le réel même. »
Yves Bonnefoy, La Beauté dès le premier jour
« D’un mot : avant qu’elle ne se voue à l’emploi des signes l’existence humaine faisait corps avec une réalité encore indéfaite, rien que vécue, sans recul. En s’établissant au sein de cette première expérience, toute d’immédiateté, d’unité, le signe verbal, qui se fait désignation d’une chose, extrait celle-ci de cette unité originelle, la montre, et c’est là subordonner la réalité ambiante à une appréhension de type nouveau, qui la rabat sur ce qu’on peut dire son apparence. On voit davantage avec seulement les yeux ce que le signe désigne. Des aspects, de simples aspects passent au premier plan du regard, et restructurent ainsi la perception du donné du monde. Un horizon, surtout visuel, se substitue l’enveloppement antérieur. Reste pourtant que les choses et les êtres demeurent là des présences, avec lesquelles fait corps la présence à soi du nouvel être parlant. Ces premiers signes étant ce que nous dirions des noms propres, c’est encore avec des présences, désormais dressées dans leur apparence mais gardées vives - l’arbre, se découpant sur le ciel -, que le détenteur de cet instrument en devenir, le langage, négocie sa place dans le flux incessant des actions et des réactions. Il trie parmi elles celles qui peuvent l’aider, le servir, et celles qu’il faut qu’il redoute. Il excave, si je puis dire, un monde ainsi tout à fait le sien de la masse indistincte de son milieu d’existence. Cette excavation refaçonne sa vie, se fait pour lui ce qu’il ne peut qu’éprouver le réel même. »Yves Bonnefoy, La Beauté dès le premier jour
Lorsque Baptiste Debombourg est entré dans la vie, il a accroché ses pas sur le fil d’une résistance particulière. Lire ses recherches plastiques revient à percevoir dans chacune de ses œuvres une écume antérieure. Quand j’ai, du bout des yeux, effleuré pour la première fois son travail, une intuition m’invitait à la relecture d’Edgar Morin, une mémoire innocente me donnait à croire que certaines des expressions phares du philosophe historien semblaient définir, si tant existerait une pertinence de la définition, la pensée en marche de l’artiste. A mon sens, Baptiste Debombourg serait un « sociologue du présent ». Sociologue parce qu’il analyse l’écho de notre environnement direct dans l’aventure de nos corps et du temps présent, puisque les pièces qu’il donne à découvrir appartiennent à la vie contemporaine : aux rencontres en bords de chemins montagneux, au mobilier familier, aux trouvailles funestes du quotidien.
Que le lecteur veuille bien m’excuser, je souhaiterais partir de la cave Interfacienne, de ce cinéma pour l’ouïe que propose la voix de Claude Pagnon. Un homme dont la force intérieure sculptée par une rigueur militaire assez vite fuie amène à la nature, en son sein le plus authentique, le plus dénudé, comme à l’abri de toute forme sociale. Un haïku datant du XVIIIème siècle dit :
« Foulant les feuilles dorées du ginkgo
Le gamin tranquillement
Descend la montagne ».
La nécessité, pour cet homme, révélée par son propos et son choix de vie réside en la trouvaille d’une philosophie adéquate à l’humain. Claude Pagnon est notre Buson (poète et artiste peintre japonais auteur du haïku précédemment cité) occidental, Buson, signifiant littéralement « Village rustique ». L’entretien que Baptiste consacre à cette personnalité infimement surhumaine bien loin d’illustrer quelques sujets en vogue incarne la position même de l’artiste : la culture devrait être un processus historique de construction et de libération de soi. Ernst Cassirer, avance, en re-parcourant la critique kantienne que l’objectif de la culture devrait être la « personnalité libre » : les biens culturels peuvent devenir vivants et sont susceptibles de progrès à travers leur appropriation par les individus. Or, dans quelle mesure la culture de masse aux modèles en formica standardisé favorise-t-elle l’émergence de « personnalités libres » ? Et pour quelles raisons les individus œuvrant au déploiement de leur originelle liberté, paraissent si souvent jugés pour leur marginale attitude ?
Ayant rejoint la lumière du jour, près de la cour, j’arrête ma course de curiosité devant un théâtre silencieux. Je pense à ce monde flottant, presque souffrant que les japonais nomment « Ukiyo ». J’ai tendance à pressentir ma présence à l’intérieur de cet appartement ouvert à l’image d’une visite clandestine dans la Zone interdite. L’état de chaque chose disposée alentour contient un miroir invisible renseignant sur l’existence humaine, pour ne pas dire, froidement, sur la sienne, la mienne, la vôtre, la nôtre.
Si l’Ecrivain du film d’Andreï Tarkovski venait d’un détour visiter la Maison profonde de Baptiste Debombourg, il ne pourrait s’empêcher de voir en l’armoire de l’artiste, la métaphore éloquente du seul témoin ayant survécu à Hiroshima : je veux parler d’un être végétal, le Ginkgo Biloba, deux mots chinois signifiant « abricot d’argent ». La légende raconte qu’un temple de Tokyo aurait été protégé par cet arbre lors d’un incendie provoqué par un tremblement de terre survenu en 1923. On dit de cet arbre qu’il demeure un fossile vivant. Qu’espérer de la matière agglomérée de ces meubles usuels dont l’apparence et la partie visible comblent le regard – seulement - d’une illusion de bois véritable, si projeter les fleurs du bois original y est impossible ? Baptiste construit au-delà des objets visibles l’hybridité, l’aspect monstrueux des erreurs de greffe. Accomplissant le geste dans son absolu, les coups maîtrisés, réfléchis et organisés portés par la hache entre ses mains tout à la fois retiennent et délivrent les innombrables impacts d’une histoire refoulée, non-dite, ou bien souvent ignorée. Pourquoi tolérons-nous qu’une norme régisse nos vies, inhibe voire annihile nos originalités ? Pourquoi ne pas fixer comme loi première et ultime la remise en question spontanée de tout corps acquis (soit entendu de tout corps qu’il soit concret ou abstrait) ?
Il a fallu voir les séismes creusés par l’artiste au cœur du tronc pollué de la Bible du consommateur pour s’apercevoir que les feuilles automnales ne constituent désormais plus l’exclusive strate à joncher nos sols spirituel et terrestre.
Face à un tableau exotique, une taxidermie ou « l’art de donner l’apparence du vivant à des animaux morts »… Défunt, le pigeon devient un oiseau anobli, un pigeon « d’argent », une sorte de perroquet ramené à une dimension simple et muette s’apparentant au portrait d’un Fayoum animal aux plumes colorées. Pattes et griffes forment un amas bitumeux portant le deuil d’un accident fatal. Avec Baptiste Debombourg les œuvres recouvrent toujours une double identité : la séduction du premier regard et le sous-texte ou plutôt la sous-matière toutes deux induites par l’insistance de la perception. C’est tout l’arabesque imposée par l’usage de la « pensée complexe » (Edgar Morin) qui conduit aux dessins des armes pointées indirectement sur chaque passant. Le visuel du carton d’invitation que je me surprends parfois pendant la visite à re-garder me renvoie à une réalité presque inconcevable où des enfants embarquent armes à l’épaule pour des combats qui les dépassent ou encore celles et ceux qui usent fréquemment des mots « Les mains en l’air » pour jouir d’un phallus de plomb et, parfois, afin de faire justice soi-même. Ken Saro-Wiwa, auteur nigérien, a écrit en « anglais pourri » Sozaboy, le roman d’un « pétit minitaire » et y condense par le prisme de la vie de cet enfant-soldat tout l’insupportable, tout l’insensé, tout l’inadmissible des actes de guerre. D’ailleurs n’est-ce pas ce que suggère Baptiste, dans ces subtiles architectures dessinées au crayon à papier à l’intérieur de ces armes que les Etats présentent comme des fleurons incontournables chargés de toute leur fierté à pouvoir se défendre en temps de crise ? Il y a le FAMAS, le COLT 1911, le WALTHER P38 … Que peuvent-ils représenter d’autre qu’une prison, un bureau, un lieu de culte, une école ? L’artiste m’a appris que le DRAGUNOV SB, fusil de snipper, est un standard russe très performant utilisé lors du conflit à Sarajevo : les soldats avaient encerclé la ville et tiraient sur les enfants. Les hommes passent tandis que la volonté de guerre demeure. Sans doute croyons-nous devoir l’entretenir pour qu’il y ait une Histoire en continu ? Et toujours au cœur de la réflexion de Baptiste la coexistence de la dualité, la trace mouvante et fragile de l’homme dans sa propre capacité inhumaine, autodestructrice, irrévoquable.
Qu’adviendrait-il et, là est la question sous-tendue aujourd’hui par le bureau de cet appartement public, si l’on faisait du travail non le synonyme d’un robot accomplissant les unes à le suite des autres des tâches impersonnelles, mais l’espace infini d’une « création permanente »* et gratuite, d’une métamorphose sans cesse renouvelée ?
*Robert Filliou
La nécessité, pour cet homme, révélée par son propos et son choix de vie réside en la trouvaille d’une philosophie adéquate à l’humain. Claude Pagnon est notre Buson (poète et artiste peintre japonais auteur du haïku précédemment cité) occidental, Buson, signifiant littéralement « Village rustique ». L’entretien que Baptiste consacre à cette personnalité infimement surhumaine bien loin d’illustrer quelques sujets en vogue incarne la position même de l’artiste : la culture devrait être un processus historique de construction et de libération de soi. Ernst Cassirer, avance, en re-parcourant la critique kantienne que l’objectif de la culture devrait être la « personnalité libre » : les biens culturels peuvent devenir vivants et sont susceptibles de progrès à travers leur appropriation par les individus. Or, dans quelle mesure la culture de masse aux modèles en formica standardisé favorise-t-elle l’émergence de « personnalités libres » ? Et pour quelles raisons les individus œuvrant au déploiement de leur originelle liberté, paraissent si souvent jugés pour leur marginale attitude ?
Ayant rejoint la lumière du jour, près de la cour, j’arrête ma course de curiosité devant un théâtre silencieux. Je pense à ce monde flottant, presque souffrant que les japonais nomment « Ukiyo ». J’ai tendance à pressentir ma présence à l’intérieur de cet appartement ouvert à l’image d’une visite clandestine dans la Zone interdite. L’état de chaque chose disposée alentour contient un miroir invisible renseignant sur l’existence humaine, pour ne pas dire, froidement, sur la sienne, la mienne, la vôtre, la nôtre.
Si l’Ecrivain du film d’Andreï Tarkovski venait d’un détour visiter la Maison profonde de Baptiste Debombourg, il ne pourrait s’empêcher de voir en l’armoire de l’artiste, la métaphore éloquente du seul témoin ayant survécu à Hiroshima : je veux parler d’un être végétal, le Ginkgo Biloba, deux mots chinois signifiant « abricot d’argent ». La légende raconte qu’un temple de Tokyo aurait été protégé par cet arbre lors d’un incendie provoqué par un tremblement de terre survenu en 1923. On dit de cet arbre qu’il demeure un fossile vivant. Qu’espérer de la matière agglomérée de ces meubles usuels dont l’apparence et la partie visible comblent le regard – seulement - d’une illusion de bois véritable, si projeter les fleurs du bois original y est impossible ? Baptiste construit au-delà des objets visibles l’hybridité, l’aspect monstrueux des erreurs de greffe. Accomplissant le geste dans son absolu, les coups maîtrisés, réfléchis et organisés portés par la hache entre ses mains tout à la fois retiennent et délivrent les innombrables impacts d’une histoire refoulée, non-dite, ou bien souvent ignorée. Pourquoi tolérons-nous qu’une norme régisse nos vies, inhibe voire annihile nos originalités ? Pourquoi ne pas fixer comme loi première et ultime la remise en question spontanée de tout corps acquis (soit entendu de tout corps qu’il soit concret ou abstrait) ?
Il a fallu voir les séismes creusés par l’artiste au cœur du tronc pollué de la Bible du consommateur pour s’apercevoir que les feuilles automnales ne constituent désormais plus l’exclusive strate à joncher nos sols spirituel et terrestre.
Face à un tableau exotique, une taxidermie ou « l’art de donner l’apparence du vivant à des animaux morts »… Défunt, le pigeon devient un oiseau anobli, un pigeon « d’argent », une sorte de perroquet ramené à une dimension simple et muette s’apparentant au portrait d’un Fayoum animal aux plumes colorées. Pattes et griffes forment un amas bitumeux portant le deuil d’un accident fatal. Avec Baptiste Debombourg les œuvres recouvrent toujours une double identité : la séduction du premier regard et le sous-texte ou plutôt la sous-matière toutes deux induites par l’insistance de la perception. C’est tout l’arabesque imposée par l’usage de la « pensée complexe » (Edgar Morin) qui conduit aux dessins des armes pointées indirectement sur chaque passant. Le visuel du carton d’invitation que je me surprends parfois pendant la visite à re-garder me renvoie à une réalité presque inconcevable où des enfants embarquent armes à l’épaule pour des combats qui les dépassent ou encore celles et ceux qui usent fréquemment des mots « Les mains en l’air » pour jouir d’un phallus de plomb et, parfois, afin de faire justice soi-même. Ken Saro-Wiwa, auteur nigérien, a écrit en « anglais pourri » Sozaboy, le roman d’un « pétit minitaire » et y condense par le prisme de la vie de cet enfant-soldat tout l’insupportable, tout l’insensé, tout l’inadmissible des actes de guerre. D’ailleurs n’est-ce pas ce que suggère Baptiste, dans ces subtiles architectures dessinées au crayon à papier à l’intérieur de ces armes que les Etats présentent comme des fleurons incontournables chargés de toute leur fierté à pouvoir se défendre en temps de crise ? Il y a le FAMAS, le COLT 1911, le WALTHER P38 … Que peuvent-ils représenter d’autre qu’une prison, un bureau, un lieu de culte, une école ? L’artiste m’a appris que le DRAGUNOV SB, fusil de snipper, est un standard russe très performant utilisé lors du conflit à Sarajevo : les soldats avaient encerclé la ville et tiraient sur les enfants. Les hommes passent tandis que la volonté de guerre demeure. Sans doute croyons-nous devoir l’entretenir pour qu’il y ait une Histoire en continu ? Et toujours au cœur de la réflexion de Baptiste la coexistence de la dualité, la trace mouvante et fragile de l’homme dans sa propre capacité inhumaine, autodestructrice, irrévoquable.
Qu’adviendrait-il et, là est la question sous-tendue aujourd’hui par le bureau de cet appartement public, si l’on faisait du travail non le synonyme d’un robot accomplissant les unes à le suite des autres des tâches impersonnelles, mais l’espace infini d’une « création permanente »* et gratuite, d’une métamorphose sans cesse renouvelée ?
*Robert Filliou