TU M'EXISTES

Audrey Teichmann

EXISTER est un verbe intransitif et ne peut avoir de complément. Le "M" apostrophe est un parasite sentimental, une licence que seuls langage parlé et langage littéraire peuvent s'autoriser. Bruce Nauman, pionnier du lettrage illuminé et de l'ambiguïté qui peut lui être afférente, parle de ce point où la langue "commence à se décomposer en tant qu'outil de communication" comme d'une "limite à partir de laquelle la poésie et l'art adviennent"... L'expression est alors au langage ce que le crépuscule est au jour : le moment de bascule entre clarté ordinaire et obscurcissement lourd de rêves.

L'oeuvre, produite pour Baleapop, s'inscrit dans la série des Social Philosophy de Baptiste Debombourg : expressions entendues dans la rue, dans un restaurant, reproduites par l'artiste sur des supports périssables - mégots de cigarette ou installations provisoires. Les phrases de passage, vite oubliées, ou cantonnées à la sphère de l'intime, trouvent dans cette réitération sculpturale une résonance inespérée: le passage du murmure au porte-voix. C'est que, la "philosophie sociale" étant entendue comme "l'étude qui prend pour objet ce qui donne sens aux activités humaines", TU M'EXISTES est un non sens qui donne sens au rassemblement, sous ses lumières, d'un public de festival, présent lui aussi pour des raisons sensibles. Discipline émancipatrice, cette philosophie-là, qui traite, de fait, de l'existence, se trouve considérée comme un objet à la fois fondamental et transitoire, dilatant audacieusement la liberté de ses mots et la matérialité brute de ses échafaudages.

Matérialité, précisément, de cette longue structure de lettres illuminée la nuit, héritière des enseignes publicitaires, et évocation, dans la longue lignée du Learning from Las Vegas de Venturi et Brown, de la manière dont les plasticiens usent de modules architecturaux et culturels populaires. L'échelle imposante de cette référence n'est pas vaine : l'oeuvre crie dans le parc son TU M'EXISTES clignotant. L'essentiel de l'existence côtoie le dérisoire de la réclame, sa lumière hoquetante, conflit de durées que résout le statut éphémère de l'oeuvre. Elle continue pour autant de parler de ce langage paysager dont la plus célèbre icône, le "HOLLYWOOD" des collines de Los Angeles, n'a été maintenu que par la nostalgie de ceux qui y voyaient, au-delà de son obsolescence d'annonce immobilière, le symbole d'une société du spectacle où ton désir crée mon image.
* L'installation "Tu m'existes" a été réalisée dans le cadre du festival d'art et de musiques électroniques Baleapop #5, édition 2014, grâce au mécénat de Nouvelles Fonctions Urbaines à Bordeaux, commissaires Audrey Teichmann & Cécile Cano - voir l'installation -
 
 
Audrey Teichmann est une commissaire d'exposition et critique indépendante basée à Genève, collaboratrice régulière de la galerie Laurence Bernard (Genève, CH), elle est commissaire attachée à la section architecture de la Villa Noailles à Hyères